lundi 9 avril 2012

La Comtesse Kessler


Cette œuvre de Jean-Jacques Henner, je l'ai découverte il y a un peu plus d'un an, sur un blog réputé pour les tendances de l'auteure à rallier l'art et la mode dans le but de partager ses inspirations artistiques en même temps que ses looks quotidiens. Je comprends ce qui a pu la séduire dans ce tableau, car il m'a moi-même fait forte impression. Autant dire que sur le moment, je m'en étais moi-même étonnée ; j'ai plus pour habitude de m'intéresser à des représentations plus riches en détails où le corps des femmes est plus travaillé et par la même occasion bien plus dévoilé. Ici, le portrait de la comtesse Kessler est celui d'une femme très habillée, au corps complètement couvert ; les mains mêmes ne sont pas visibles mais camouflées au milieu de ce qui semble être une étole enroulée ou peut-être les manches de la robe, pour le moins proéminentes. La robe ne laisse voir aucun détail, si ce n'est de laisser deviner la mousseline ou le tulle dans le bas du dos, et le noir du tissu se confond volontiers à celui du fond légèrement bleuté d'un halo particulièrement fantomatique. Toute cette obscurité ne fait que mettre en valeur la pâleur du visage déjà renforcée par la main de l'artiste, qui s'impose comme l'élément de lumière au sein de l'œuvre et appelle presque malgré lui toute l'attention du spectateur. C'est en clair ce qui s'est passé avec moi : la comtesse m'a littéralement hypnotisée. Pas d'une hypnose que l'on sait résultat d'une admiration préparée sur des témoignages, ni celle que l'on pense contrôler ou stopper à sa guise en public dans une galerie bondée. C'était là une fascination entremêlée de terreur et de profond respect, une considération telle que je ne saurai dire quelle eut été ma réaction première, sinon de rester subjuguée ; était-ce de l'admiration ? De la curiosité ? De la peur ? Il me semble, et sans vouloir franchir les limites du crédible, qu'il s'agissait là d'un mélange immédiat et diffus de ce tout condensé, d'une réaction presque plus sensorielle que spirituelle ; je ne parviens pas à retrouver les pensées qui m'ont alors traversée en troupeau qui charge, dont la présence évidente s'est néanmoins fait sentir à grands coups de cornes dans la nuque.
C'est un tableau qui écrase, qui vous soumet et vous contraint à vous mettre à genoux, et qui durant l'espace d'une seconde vous donne le frisson suffisant pour vous plier à sa volonté. Son emprise relève presque du magnétisme ; il dégage son impression de toute puissance même à plusieurs mètres de vous, vous attire ni plus ni moins envers et contre tout, car possède cette beauté singulière à laquelle seul le talent suprême peut insuffler plus de vie et de mouvement que le laisserait croire une rue bondée de parisiens affairés. Il vous a vu entrer et venir vers lui, vous a envisagé avant que vous ne posiez même un regard sur lui, et vous fixe avec cette intensité brûlante, qui vous fait l'effet d'un feu ardent dans la cage thoracique et d'une douche glaciale dans votre dos tremblant. Ce n'est pas un de ces tableaux qui défient, pour la seule raison qu'il remporte déjà sur vous le peu d'honneur que vous pensiez conserver face à la peinture. Peinture que vous songiez sans doute déjà fort belle mais que vous dénigriez par son port fixe et invariable, que vous pensiez inférieure à votre condition humaine parce qu'elle n'est que couleur sur la toile quand vous aussi pouvez l'être tout en tenant le pinceau que vous devenez aussi ; et tout à coup vous sentez la crainte vous envahir et perdre vos moyens quand quelque chose en vous se met à croire que la tableau vous parle dans un langage bien à lui, que vous comprenez sans l'entendre et que vous écouter sans l'apprendre. Il semble le savoir et se manifeste avec élégance, prenant le corps d'une femme immobile mais qui semble désormais plus se mouvoir que le vôtre, temporairement malade et figé dans un instant qu'il n'avait pas préparé. Tandis qu'il semble paralysé par ce qui pourrait se rattacher à de la terreur intérieure, il demeure dans une attente certaine, une patience qu'il se doit d'avoir face à plus grand que lui, attendre doucement que ça passe, attendre lentement que tout se tasse.
Car c'est cette femme, avec la posture qu'elle impose, son air si respectable et pourtant si inquiétant, qui vient donner le frisson. Je me souviens qu'en premier lieu elle m'a semblé très grande, non pas à l'étroit pour autant mais comme limitée par son cadre, lien transitoire qui vient souligner l'échange mais aussi la frontière entre les deux mondes. Moi, je fais partie du monde où tout le monde se dépêche, où la foule s'empresse, où les gens courent et où les hommes se dépassent, où chacun veut arriver avant l'autre et repartir de plus belle sans prendre le temps d'attendre. Dans ce monde où la vitesse du temps s'affole un peu plus chaque matin, je suis contrainte de faire face à un rythme d'une violence exemplaire pour tout amateur en la matière ; toi qui aime courir après demain je t'invite vivement à mettre un pied dans cet état qui est le mien. Je suis sans cesse confrontée à des contraintes extérieures auxquelles je suis impuissante, navrée de faire le constat d'un environnement qu'on dégrade de notre pression quotidienne et de nos remarques toujours plus fades. Je prends rarement le temps de m'arrêter. Et cette femme seule aussi factice soit-elle me le demande ; non, elle m'y oblige. Je le regarde et c'est évident qu'elle me voit. Elle est comme une mère avant la réprimande qui me rattrape quand je m'échappe ; elle a cet air à la fois calme et sûre d'elle, détentrice d'une autorité irrémédiable à ne jamais transgresser. Elle me voit passer, je tente l'esquive impossible, honteuse d'un acte que je ne me souviens pas avoir commis, et les lèvres closes elle semble dire d'une voix glaciale et sans agitation aucune : « Et où comptes-tu aller comme ça ? ». Passer devant elle c'est faire l'épreuve d'un contrôle à la sévérité digne de celle d'un chaperon : elle m'examine de la tête aux pieds, surveille tout ce qu'il y a à voir et m'empêche de poursuivre ma route avant de me donner son accord. Quand j'ai ce frisson dans le dos, je pense à mon maquillage. Est-il trop prononcé, s'est-il mis à couler ? Qu'en sais-je ses yeux ne reflètent rien d'autre que mon angoisse subite de lui déplaire. Peut-être est-ce ma tenue inappropriée ; ici l'on célèbre l'art et sa perfection, son nu, son style, sa discrétion ; ce sont sans doute les collants qui font de moi un public indigne... Ou bien serait-ce cet air si audacieux qui pourtant me sied bien au teint ? Si bien que la puissante puisse y déceler une rivale ? Allez savoir, les femmes sont si jalouses.
Et celle-ci a cette dureté au visage qui promet la perte de l'autre qui tentera d'apposer son pied sur un territoire déjà conquis. Elle m'analyse en cela comme une éventuelle menace ; je suis une femme et je suis plus jeune : devant moi les années promettent encore des succès qu'elle a aujourd'hui peine à entrevoir ; car elle arrive à l'âge cruel où le mensonge n'est façonnable sur le visage que dans l'expression d'un sourcil ou d'un sourire forcé ; le grain de peau a perdu de son lissé et les rainures qui zèbrent le coin de l'œil annoncent le plus funeste présage qu'une belle femme se doit d'admettre ; regarde, c'est la Mort, tu me vois, je le sais, regarde un peu, regarde bien, regarde plus près, vois comme je creuse vers ce crâne qui n'est que beauté pure, admire comme je pourris doucement tes traits, comme j'efface ton prestige et rend tout à fait vain le moindre artifice. Sur le tableau elle a le visage fort poudré, l'illusion de l'apparence à son apogée. Elle veut avoir le teint blanc de celui d'une enfant, celui de ses plus belles années, celui de ses vingt ans ; mais son visage est gris et pâle comme un ciel orageux. La poudre s'effrite sous l'expression faciale, et le charme factice s'envole comme on observe la toile. Alors elle demeure là, la mâchoire crispée et les lèvres pincées ; lèvres d'une bouche asséchée par le deuil de la jeunesse exilée, bouche qui s'ennuie du baiser volé de l'inconnu qu'on ne dévoile pas, bouche qui crie à l'aide alors qu'elle n'en voudrait pas, bouche qui protège son honneur en limitant les audaces, tempérant les dégâts. Et ces yeux qui fixent sont les fantômes de lueurs passées ; l'étincelle qui jadis brillait dans l'iris s'est éteinte et n'est plus qu'un spectre délavé regrettant les amours disparues. Moi je suis jeune et dans la fleur de l'âge, je n'ai qu'à tendre le bras pour que vienne s'y poser le succès, que j'illustre par la main d'un bel homme qui me présente ses hommages. C'est à peine si l'on m'appelle déjà « Madame » ; et lorsqu'on le fait c'est dans le respect des convenances sociales. Et c'est « Mademoiselle » le plus clair du temps ; un Mademoiselle qui confirme ma beauté qui naît et qui commence tout juste à s'étendre, un Mademoiselle qui souligne la candeur de mon âge et la fausse innocence qui s'y rattache, ce Mademoiselle qui jamais ne se renouvelle mais qui demeure authentique. Elle aussi fut Mademoiselle un jour ; désormais c'est « Chère Madame » et sa chair certes avérée n'est plus aussi douce qu'autrefois. Alors elle me jalouse, peut-être, elle m'envie sûrement. Et la vie lui arrache ce qu'elle vient me donner librement sous ses yeux froids ; ses yeux où s'éteignent la gloire éphémère pour faire place à la rancœur qui se dispense de toutes les grâces.
Mais à bien les contempler, ces yeux se font fort patients comme dans l'attente d'une revanche imminente. Je crois qu'ils me projettent dans trente ans, face à un moi que je ne connais pas, que je reconnais presque ; et elle passe sur ce nouveau tableau comme un fond funeste, sans ciller ni même hocher la tête, une bande-son préparée au commentaire inévitable. A ton tour. Ces yeux sont ceux de la femme qui sait, de la femme qui a vu, et de la femme qui demeure. Sa beauté n'est plus mais son expérience est sans faille ; nul ne la teste sans en subir les frais. On ne peut se cacher d'elle que dans les salles inférieures où elle ne trône pas. Elle reconnaît les âmes bonnes sur un bruit de pas distinct, les généreuses sur une attention non feinte, les artistes sur leur émerveillement du commun, les décidées sur la force d'une poignée de main, et les tendres sur la durée d'une étreinte. Elle identifie les mauvaises sur la gratuité de leur dédain, les médisantes sur un mauvais regard en coin, les oisives quand elles rebroussent à mi-chemin, les jalouses qui vont cracher du catin, et les menteuses sur un sourire malsain. C'est ainsi qu'elles nous surveille tous, un par un.
De là naît sans doute cette frayeur mal assumée que je ressens face à elle. Elle me fixe et semble tout connaître de ce que je suis, de ce que je serai ou encore de ce que je voudrais être. Il n'y a pas d'échappatoire ; et dans le musée elle réside dans la salle la plus haute sur un mur blanc qu'elle préside comme du haut d'une tour à prendre d'assaut. Nous montons l'escalier et c'est sur elle que nous tombons, c'est passage imposé, une avancée obligatoire pour progresser. La visite ne saurait avoir de sens sans elle. Les autres femmes détournent la tête, leurs traits n'esquissent qu'à peine une ride ou une expression, c'est là tout l'impressionnisme d'Henner, qui s'écarte de l'académisme et des clichés, en brouillant les pistes et adoucissant les contours. La comtesse Kessler, elle, regarde, et n'est pas nue, ne s'offre pas comme les autres dans une indifférence à peine déguisée. Elle affronte notre audace et se plaît à nous voir dominés. Quand j'y arrive, je ne peux plus bouger. Elle est si grande, si belle, si froide. Elle me rappelle ce portrait dans le récit d'Edgar Allan Poe : The Oval Portrait, ou Le Portrait Ovale. Elle pourrait très bien être le vestige d'un art maudit, un peintre dépassé par son talent et sa passion, donnant la mort à son modèle par tout l'amour qu'il lui porte. Certes on ne connaît aucune romance entre Henner et la comtesse, mais la situation semble correspondre. Le présent portrait n'est pas ovale, mais son sujet se rapporte non sans mal à la nouvelle de l'écrivain. Je me souviens avoir eu cette peur enfouie à la lecture de celle-ci, avoir imaginé sur mes murs des visages encastrés dans des cadres, prisonniers à jamais d'un art dont je devenais coupable la nuit tombée, une fois le Soleil couché et les lumières éteintes. Je les voyais me fixer sans un battement de cil ni un signe de fatigue, tentant de mettre à mal mes principes et mon peu de logique rationnelle. Il n'y pas de tableau fantôme, il n'y a pas de tableau fantôme. Me rouler en boule sous la couette, fermer les yeux et tenter de rêver, en vain ; quand certaines choses vous effraient, quand certaines choses vous obsèdent, il n'y a que le temps qui puisse décider de les faire partir. Car ces choses-là ne sont jamais lasses, et ne perdent leur influence que lorsqu'une autre vient les battre sur le plan de la peur qu'elles inspirent. Et cette comtesse a battu bien des images d'épouvante du haut de son piédestal. D'autant plus son lieu de résidence est authentique, le peintre même y a vécu et réalisé ses œuvres. Les pièces sont pourvues de cette vieillesse redécorée par le temps, et les escaliers qui les traversent sont des ponts figés vers d'autres vestiges. J'imagine mal m'y aventurer la nuit. Ou plutôt si, car il est dans ma nature de frôler ce dont je redoute pour ensuite prononcer des regrets à voix haute ; le fait est que s'y promener seul dans le noir complet doit être des plus effrayants. Faire face à la comtesse sans autre public que moi-même me semble être une idée tout à fait fantasque et on ne peut plus risquée. Ce serait du même ordre que ce jeu de superstition auquel on croit quand on est petit, et auquel on ne s'essaie toujours pas après plusieurs années. Bloody Mary, Bloody Mary, Bloody Mary. Je souhaite pourtant acquérir une reproduction de la comtesse et l'accrocher sur un mur, face à mon lit ou bien derrière, qu'importe ; mais ce ne serait pas elle. Elle est dans ce musée, et elle n'en sort pas. Nous venons à elle, et jamais l'inverse. D'où cette frayeur qui ne va que dans un sens. A quoi bon chercher dans le faux le vrai qui ne s'y trouvera jamais ? Devant la reproduction on se souvient, on se rappelle ; mais rien n'est authentique. La peur de la comtesse est parce qu'elle nous l'inspire, la communique et la maintient, par sa présence unique et ce qu'elle tend à montrer, sous son jour premier empreint de stoïcisme et de froideur extrême.
Elle est terrifiante parce qu'elle cache nombre de vérités qu'on ne peut réellement vérifier. J'ai énoncé celle du Portrait Ovale, car sa façon de surveiller me rappelle le récit qui s'y rattache, et l'adaptation qu'en donne Tim Burton dans un de ces court-métrages ; la scène en question ne dure pas plus de deux secondes, et pourtant ce gros plan sur un morceau de dessin en noir et blanc me glace le sang. Ce sont ses yeux, et c'est sa bouche. J'ai la sensation qu'elle se rapproche de moi, toujours un peu plus près, toujours un peu trop. Elle veut me posséder, prendre vie dans ce corps qui est le mien, et commence ainsi à le figer par je ne sais quelle puissance dont elle dispose. J'ai froid devant elle, d'un froid qui n'a rien de climatique, mais ce même frisson que l'on tend à exposer comme celui ressenti près des fantômes. Car c'est peut-être ce qu'elle est, après tout. Le Portrait Ovale est le double vivant du modèle qui meurt derrière la toile, il lui vole son souffle de vie pour se donner des couleurs et devenir plus vrai que nature ; nature qui vient donc rendre l'âme sous la puissance du désir de perfection. La comtesse est peinte dans ce noir obscur qui laisse penser au néant complet, au vide même de l'univers ; j'ai souvent imaginé la mort de cette façon-là. J'ai même rêvé de cette mort que l'on ne parvient pas à saisir, que l'on n'arrive à comprendre ; je passais « de l'autre côté », et me retrouvais dans un vide noir et oppressant, un flou cotonneux et inconsistant ; juste du noir, simplement. Je ne voyais ni mes mains, ni mes jambes, j'avançais en redoutant de tomber dans un trou, et traînais le pas au fur et à mesure de ma progression. Alors, ne voyant rien de plus que cette masse obscure tout autour de moi, je me disais que quelqu'un viendrait me chercher, que ce serait pas ça, la mort. Ça ne pouvait pas être ça. Mais personne n'est jamais venu. Je me suis sentie pleurer, regretter ma vie et me plaindre de ma nouvelle solitude, éternel état de pause dont je ne pouvais m'échapper. Doucement je me suis réveillée, mais mon corps en était encore tout chamboulé. Aussi quand Henner peint cette masse bleu et noire, ce halo brumeux autour de la comtesse, je me pose cette question, serait-elle en position de détresse ? Plutôt que de juger son spectateur, n'attendrait-elle pas acte de délivrance de sa part ? Ses yeux surveilleraient alors le premier signe de présence synonyme de nouvelle liberté. Quelqu'un pour lui prendre la main, et l'emmener vers un ailleurs plus certain. Ces yeux crient à l'aide à défaut de pouvoir pleurer, ou encore de se mouvoir. Encore une fois le récit de Poe se prête tout à fait à la théorie ; la comtesse enfermée contre son gré par le peintre implore son public de la laisser sortir, de lui rendre son corps, de lui rendre sa vie. Un spectre, emprisonné dans la toile.
Elle pourrait tout aussi bien être une apparition entrevue par Henner, qui curieux de ce phénomène encore inexpliqué par la science se serait montré désireux de peindre sa vision pour en garder la trace et en avoir le cœur net. Communiquer, peut-être, une vérité toujours plus camouflée. Le fantôme de la comtesse. Le tableau représenterait le spectre de sa vie passée, esprit revenant d'un monde dont les portes s'ouvrent à chacun le mot venu. Ma peur face au tableau s'explique peut-être ainsi : elle est authentique et sa puissance est réelle parce qu'elle fut éprouvée par l'autre, par l'artiste, par Henner qui de sa main retrace les détails et rend les couleurs aux souvenirs qu'il conserve de cette apparition. Face au tableau, c'est cet instant figé que l'on expose devant soi, un fantôme qui traverse devant nous, qui s'arrête puis nous regarde avant de passer son chemin. Peut-être demande-t-il qu'on le suivre, peut-être souhaite-t-il simplement qu'on le voie ; le fait est qu'il est là et que nous n'y échappons pas. Face à l’œuvre je suis figée par que l'instant l'est aussi ; je m'adapte à lui pour le comprendre et découvrir ce qu'il y a à voir, ce que l'artiste avait à dire. Ce que le modèle, la comtesse, veut nous faire entendre.
Il est tout à fait possible que la comtesse n'ait été que le modèle du tableau sur la demande du peintre, mais il semble plus plausible que ce soit produit le schéma inverse. En effet nombre de monarques demandent à avoir leur portrait réalisé par un peintre, à usage personnel ou pour en faire cadeau ; la comtesse eût très bien pu demander à se faire peindre par Henner afin de conserver quelque trace de son passage sur Terre, tout autant sa beauté physique que sa personne tout entière. Ce qui reste cependant incertain demeure ce que la comtesse était désireuse de vouloir représenter à travers ce portrait. On ne peut même être sûr de sa volonté propre de se faire représenter, aussi découvrir ses raisons premières s'avère être une démarche pour le moins compliquée. Les déterminer relève tout bonnement de l'hypothèse, aussi rien ne peut être vérifié mais éternellement supposé, à moins d'avoir accès à des sources certaines et irréfutables. Mais en se basant sur cette principale idée de peur, et sur la dimension pour le moins macabre que vient inspirer le tableau, il est tout à fait possible de reconnaître quelques possibilités. Ce qui semble le plus frappant est sans conteste cette robe noire et épaisse que porte la comtesse, laissant penser à une période de deuil si ce n'est à une cérémonie funèbre à laquelle elle va, ou vient d'assister. Elle pourrait ainsi très bien être veuve, et enterrer son mari. Partant de ce point, le portrait revêt nombres de significations variées. Se faire peindre par Henner, dans ce style tout à fait brumeux et contrasté tendrait à représenter les effets même du deuil sur son âme meurtrie par la mort de l'être aimé, l'état de perte et de mélancolie tel que l'on ne sait plus ressentir autre chose que sa solitude soudaine, qu'un abandon injustifié si ce n'est par les lois de la vie elles-mêmes. Ce noir tout autour de ce qui semble être plus un spectre de sa personne que son être lui-même, c'est le néant que devient sa vie, c'est la représentation même de sa perte de repère et de sa tristesse infinie ; elle ne voir rien d'autre que son sentiment de perte, tout ce qui l'entoure se voile d'un noir profond et opaque où certaines lueurs extérieures viennent parfois f aire intrusion et brouiller l'ensemble. C'est un noir en mouvement car autour d'elle la vie continue, le monde continue de vivre et la Terre ne cesse de tourner ; seulement c'est en son cœur que tout s'est gelé et en partant de ce fait ses yeux deviennent aveugles et deviennent insensibles à la lumière. Après tout Lamartine le disait lui-même : « un seul être vous manque et tout est dépeuplé. »
Mais que savons-nous réellement de l'amour de la comtesse pour son défunt mari ? Toujours en se basant sur l'hypothèse du deuil, nous pouvons tout aussi bien prendre la voie tout à fait inverse de celle du manque et de la souffrance ; après tout, nul ne peut nous affirmer que la comtesse n'était pas une femme d'une cruauté sans égale. A défaut de pleurer le défunt et de regretter sa présence, la comtesse peut tout au contraire se sentir délivrée d'un poids et ainsi plus libre que jamais. Nous pouvons même aller plus loin dans le macabre et partir de l'idée qu'elle soit à l'origine de la mort de son défunt mari. Elle aurait très bien pu le poignarder dans le dos, l'empoisonner durant son repas ou l'étouffer dans son sommeil ; le fait est qu'elle l'a tué froidement, sans état d'âme, comme tend à le montrer la toile du peintre. Sans doute ne lui accordait-il que trop peu d'attention, ou avait fait preuve d'adultère sans précautions aucune ; le résultat demeure le même. Le portrait en ce sens apparaît comme une preuve évidente de sa culpabilité mais impossible à utiliser contre elle. Sa position si rangée et son allure tout à fait convenable fait d'elle une veuve des plus parfaites, que l'on ne pourrait s'aventurer à soupçonner d'un crime aussi froid que le meurtre conjugal. La robe noire est preuve même de la notion des convenances sociales et du respect des traditions. Malgré tout, son visage vient trahir la sombre vérité, à travers à ce qui semble être un sourire, ou du moins l'expression d'une certaine satisfaction contenue non sans efforts. Par ailleurs imagée par toute cette obscurité qui l'entoure ; Madame la comtesse n'est pas toute blanche, et a du sang sur les mains – qu'elle camoufle non sans raison évidente, à tout bien y penser. Mais encore une fois, rien ne peut être prouvé.
C'est sans doute de là que naît la peur ressentie face à elle ; l'impuissance. On ne sait comment l'aborder, comment la comprendre, la recevoir, ou lui venir en aide. On ne peut connaître ses intentions ni son passé. Nous ne connaissons que son titre et son visage qu'elle voile malgré tout, nous poussant contre notre volonté à plonger dans une incertitude des plus frustrantes. Comment faire face à ce que l'on ne pourra jamais comprendre ? C'est la dimension même du portrait qui prête à confusion, le type d’œuvre d'art dont les significations sont parfois trop bafouées par rapport à leur réelle ampleur. On ne saurait vraiment expliquer ce portrait, ni en déduire un seul effet unique ; ses significations sont multiples, et la peur de les découvrir comme de ne pas les connaître vient figer nos mouvements au même titre que notre volonté est alors pétrifiée. La comtesse Kessler n'est pas n'importe quelle femme, et c'est en faisait faire son portrait qu'elle continuera, même après que mort s'ensuive, à le faire savoir à quiconque osera la défier d'un œil un peu trop audacieux, l'air un peu trop fier, ou la dépasser d'un pas impatient, toujours plus empressé. Ce quiconque, finalement, que je pense avoir été, que j'étais même en vérité, avant d'arriver face à elle, en haut des escaliers.
[Pour un aperçu du musée et du tableau concernés : Allons rendre visite à la comtesse.]

lundi 26 mars 2012

Mutisme et cie


J'ai souvent du mal à commencer ce genre de billet. Dès que ça parle de moi, de mon moi concret hors de toute envolée lyrique un brin travaillée, mettre les mots sur des états d'âme imprécis s'avère plus complexe. Parce que je sais que telle keupine va lire et qu'elle peut s'empresser de s'inquiéter pour rien ; qu'une autre voudra remonter à la source et me tirer les vers du nez, savoir ce que certains connaissent déjà tandis que d'autres s'efforcent de ne pas écouter. C'est tout le souci quand quelque chose ne va pas ; c'est quand une seule personne pourrait vous soulager qu'elle se plaît à faire la sourde oreille tandis que le reste du monde accoure. Les choses sont parfois mal faites.
En l'occurrence je fais doucement les frais d'une ignorance injustifiée, celle qui au début vous tord un peu les tripes et vous retourne votre logique jusqu'à avoir le mal de penser. Celle qui vous passe au-dessus pendant une semaine, pour vous laisser le temps de vous en persuader, vous faire croire que vous êtes toujours un peu plus libre, un peu plus forte que les autres. J'ai trop de questions sans réponses qui restent là, en suspension, dans un espace intermédiaire, un entre-deux philosophique et quotidien, qui se prononce un peu plus un jour qui avait pourtant l'air comme les autres. M'en fous, m'en fous pas, ça m'énerve, je fais quoi, j'attends, tu rappelles pas, j'ai fait quoi, tu réponds pas. Je me retourne le crâne sur des non-dits provoqués, sur des appels qu'on a laissé choir avant de les ignorer, sur un baiser agréable mais quelque peu raté. Sur une promesse dont j'avais peur et que désormais je regrette ; je n'avais aucune idée de la tournure d'un « nous », j'étais seulement sûre d'un semblant de solide, de quelques briques que l'on a voulu poser, et qu'on laisse aujourd'hui pourrir comme un puzzle abandonné. L'esquisse avait jusque là de quoi plaire, des sourires timides et des esprits ouverts, des décisions laissées au hasard d'un présent que l'on cherche à vivre dans l'instant ; et en ce sens j'ai cédé au moi qui ne sait plus comment faire, qui est clairement paumé et qui manque de repères ; une main dans tes cheveux et mon corps blotti contre toi, ton manteau qui sur ma peau se referme et me protège du froid ; un instant parfait dans un silence tranquille, un de ces moments simples comme on les voit dans les films. Aujourd'hui je pleure ma pulsion qui dévaste, qui veut le concret d'un contact physique trop rapide, de cette nature un peu facile que je reconnais parfois comme la mienne ; j'ai longtemps désiré des merveilles, avant de m'offrir au plus offrant sans attendre ni vouloir d'attache ; à présent je me perds par tes yeux détournés qui se voulaient pourtant si sincères. Se répéter « qu'est-ce que j'ai fait », « qu'est-ce que je suis » m'empêche de dormir, alors j'essaie de te laisser partir sans insister sur le respect que tu me dois et que tu bafoues sans remords. Je prétexte souvent l'objet matériel qui fait dernier office de lien, dernière raison valable pour me pousser un peu plus vers ce toi qui maintenant me dégoûte un peu. Tu me laisses une ébauche d'échanges uniques et de certitudes envolées ; la logique perd tout son sens quand je sais pertinemment qu'on était dans le vrai, dans quelque chose de beau parce qu'innocent et premier. Alors oui, après tout, j'ai peut-être tout gâché, malgré moi et contre toute attente. Mais comment savoir après tout ce temps où l'on ne veut plus attendre. Je t'ai désiré dès que tu as tiré de moi du secret, que tu as fait sortir l'inavoué, quand pour la première fois depuis des lustres, tu as réussis, toi, à me plaire et à me faire parler.
Il s'est passé des jours et des semaines, et hier seulement j'ai compris. Je t'ai fait peur avec mes caresses qui devaient je pense te signifier beaucoup ; c'est là l'erreur d'avoir vu dans mon baiser de trop lourdes promesses ; il était certes l'issue d'une pulsion mal contenue et alors soulagée, mais surtout le plaisir simple de donner en retour un peu de douceur méritée.
Du beau gâchis, moi qui n'ai pas su attendre et toi qui n'a rien compris. Que dire d'autre, sinon tant pis ?

lundi 5 mars 2012

La retombée

Tu la connais la salope. Elle est toujours là sur ton dos, et elle appuie pour te bousiller l'échine. Elle revient toujours à cet instant précis où tu t'es bien enivrée, de manière assez poussée pour te faire croire à la simplicité. Tu la prévois quand tu te sens bien, quand tu te sens belle, quand on te désire, quand tu te mets à rire, et à danser sans même y penser. Regarde hier t'étais dans sa bouche, tu pouvais faire la pute pour un regard tant c'était léger ; tu t'en foutais, tu parlais qu'à peine. C'était pas le but, de l'intéresser lui. Regarde mieux encore, hier t'étais dans ses bras, à lui, un autre, celui qui pouvait compter ; t'as voulu y goûter un peu et maintenant c'est toi qui t'en prends plein la face. Apparemment t'aurais pas dû mais t'en avais bien envie. Faut être deux tu me diras, n'empêche que t'es toute seule à morfler. T'as rien fait mais c'est de ta faute. T'as peut-être mal cadré ta main, ou ton menton était trop long ; lui seul te le diras, s'il daigne se pointer en bas de chez toi. Dans la bagnole de son reup, une dernière fois.
Le fait est que la retombée tu la sens bien, elle te baise comme une chienne même si t'en veux pas, elle vient tout pourrir pour tirer un bon coup, se faire plais' sur ta belle gueule qu'elle gifle un peu au passage. S'ensuit la bouffe qui devient moins fun et ton humeur qui se la joue oisive ; tu veux plus rien foutre tant la haine des jours te mâche les petits plaisirs. Tu restes tranquille car tu sais que ça passera, dans deux semaines, d'ici là... Tu fumes un peu, dans des chambres et dans la rue, et tu te lèves quand même, il faut bien bouger pour que toute cette merde mue. En attendant tu te sens vulgaire, quand tu chuchotes t'es grossière ; t'écris sans trop penser à tes mots, t'as juste envie de cracher un peu, beaucoup, pour avoir la dent plus saine et l'haleine rafraîchie. Car t'as encore un peu de douceur séchée qui se veut amère sur les papilles, qui forme une boule dans la gorge et qui t'empêche d'avaler. Et ça te donne la gerbe, quand vainement tu songes à tout racler.
Photo : Robert Harper