Série des compositions en rouge, bleu et jaune de Mondrian
Dire
ce que ces œuvres m'évoquent relève du véritable paradoxe. Pour
commencer, je ne puis me résoudre à considérer ces compositions
comme des œuvres. Pourtant, je les appelle ainsi, de par leur
renommée et leur statut hautement reconnu ; elles sont œuvres de
situation, de circonstances, c'est là leur état premier, il est
indéniable. Est ignare celui qui tendrait à prétendre le
contraire. Cependant, il y a selon moi plusieurs degrés de
considération à prendre en compte. Tout au moins deux, qu'il est de
mise de relier aux principales natures de jugement que forment
l'objectif et le subjectif. De façon objective, donc, je conçois
que les compositions de Mondrian valent n'importe quelle autre œuvre,
même - et surtout - d'un mouvement et d'une époque tout à fait
opposés ; leur comparaison n'en serait de toute façon que plus
ardue voire hors de propos, de par leurs nombreuses divergences
esthétiques et intentionnelles. En clair, face aux tableaux, à ces
toiles que je déteste pourtant, je sais, non pas en moi mais de
façon tout à fait extérieure et détachée, qu'il s'agit là de
produits de maître, dignes de reconnaissance et d'intérêt, sujets
à de nombreux débats et autres discussions improvisées. Mais il
m'est tout à fait impossible de dépasser ma reconnaissance seule et
de m'aventurer à avouer le contraire de ce que je pense, pour en
venir à construire mon avis sur un simple titre attribué, aussi
officiel demeure-t-il. Au fond de mon être, dans un sentiment tout à
fait personnel et difficilement démontrable, en clair de façon
subjective, je refuse et d'une manière des plus sévères et
catégoriques, de feindre pour les tableaux de Mondrian une
admiration sans conteste et de leur accorder ainsi le titre d'œuvres
artistiques au sens où moi, en tant que destinataire, je les reçois
et en fait l'expérience de manière sensible.
Sensiblement
parlant, et d'un point de vue totalement personnel, ce qui mérite
selon le moi le titre d'œuvre d'art doit être enclin à véhiculer
un sentiment d'une puissance telle que le doute n'ait pas sa place
quant à la réception de l'œuvre concernée. Sous quelque forme
qu'elle soit, l'œuvre doit à mon sens mettre une partie de nous en
éveil, susciter un sentiment, une sensation, ou une image
particulière à notre esprit qui s'ouvre alors de plus belle afin de
recevoir le maximum de ce que l'œuvre peut avoir à diffuser. Une
œuvre peut tout aussi bien plaire par sa beauté que par son mauvais
goût ; l'essentiel étant qu'une réaction digne d'être rapportée
devienne le but premier de cette même œuvre qui ne peut demeurer
sans raison première. Ainsi certains types d'œuvres tendront à
émouvoir, à susciter l'envie comme l'admiration, tandis que
d'autres provoqueront délibérément la peur, l'indignation ou
encore le dégoût. C'est là que se poursuit le paradoxe
précédemment énoncé quant à la série de Mondrian ; détester
détient une connotation d'une force telle qu'il ne peut, dans mon
cas précis, s'appliquer à cette série de compositions. Encore une
fois, je dis « détester » ces œuvres de Mondrian, car
le mot aujourd'hui est tel que l'on se dit détester un grand nombre
de choses. A titre d'exemple, j'ai toujours détesté les insectes
volants ; mais cette aversion tient de la phobie et ce dès le plus
jeune âge, sans doute dû à un certain traumatisme dont je
n'entrevois qu'à peine le souvenir lointain. Pour citer autre chose,
je dis détester le choux-fleur, car il ne me laisse rien d'autre
qu'un goût amer sur ma langue qui ne court qu'après le plaisir
gustatif, préférant des saveurs plus riches en sucre ou même en
sel, du moment que le résultat final ait un minimum de personnalité
en bouche. C'est là qu'est mon problème avec Mondrian. Je ne
ressens rien. Et lorsqu'on ne ressent rien, on ne peut à mon sens,
réellement parler d'aversion pour quelque chose.
Les
tableaux de cet artiste toutefois si reconnu ne produisent sur moi
aucun effet notable. C'est dire pourtant si nombre d'œuvres d'art
ont suscité chez moi des réactions tout à fait différentes et ce
parfois de façon simultanée. Mais face à ces toiles, ces œuvres
particulières, mon esprit et mes goûts pourtant fort pluriels ne
peuvent admettre pareille représentation au sein de mes préférences
artistiques. Je suis de manière générale fort attirée par la
multiplicité des détails, la beauté des courbes, le travail des
couleurs et la personnalité des contrastes ; Mondrian ne me propose
qu'un vulgaire quadrillage qui à mon sens, n'importe quel enfant
muni de feutres et d'une règle aurait pu créer avant lui ou
pourrait tout au moins reproduire à souhait, d'une manière tout à
fait aisée. Certes, mes attirances non feintes pour l'art baroque et
les compositions compliquées n'aident en rien cet art minimaliste à
s'attribuer mes faveurs. Le fait est que j'ai besoin, pour admettre
la toute puissance d'une œuvre, de reconnaître dans sa réalisation
même une once de talent inimitable, un génie tout à fait unique et
compliqué à reproduire même dans la plus grande des patiences.
J'ai besoin, pour aimer une œuvre, d'envier les qualités de
l'artiste et de me sentir six pieds sous terre face à une merveille
aussi incontestable. En clair, j'ai besoin pour recevoir une œuvre
comme il se doit, de ressentir quelque chose de concret et pouvoir
ainsi en raconter l'histoire, à travers ce que je ressens dans
l'instant de la découverte et de ce que celle-ci vient évoquer et
réveiller chez moi.
A
tout bien y réfléchir, j'ai sans doute une anecdote éventuelle à
confier. Je me souviens avoir vu en bas âge une œuvre semblable à
celle de Mondrian. Peut-être était-ce de lui ou d'un autre artiste
minimaliste ; aussi loin que remonte mes souvenirs il s'agissait de
formes plutôt carrées, et de couleurs primaires, en l'occurrence le
rouge et le bleu, sur un fond blanc tout à fait banal. Je ne saurais
préciser ou non la présence de lignes formant un quadrillage,
l'image qui s'offre à moi demeurant assez floue et donc très
imprécise. Le contexte de cette découverte est quant à lui tout
aussi incertain ; je crois que c'était dans une salle d'attente.
Jusqu'à aujourd'hui, il me semble que tout lieu médical soit
disposé à exposer les œuvres de plus mauvais goût qu'il soit ; du
pot de fleurs d'un vieux mauve terne et défraîchi aux carrés de
couleur sans contours ni réel sens manifeste. J'ai ce souvenir qui
tient plus de la sensation, qui semble plus avoir marqué le corps et
mon sens visuel que l'esprit en lui-même. Je ne dis pas qu'avant
cinq ans l'esprit n'est pas actif, c'est même là tout le contraire
; d'où l'importance significative des détails qui me reviennent en
mémoire. C'était une salle d'attente, à présent j'en suis
certaine. Je ne sais plus si c'était moi qui était souffrante, ou
bien ma mère, sur le siège à ma droite. Dans tous les cas, nous
étions chez le médecin familial, celui-là même que je vois encore
aujourd'hui. Et comme si le lieu concerné ne manquait déjà pas
assez de charme, il eût fallu que les jeux pour enfants m'aient
lassée plus vite que prévu et qu'il n'y avait pour ainsi dire plus
rien d'autre à faire que d'attendre. Attendre. L'idée de subir –
ou de voir ma mère subir un examen médical n'avait en soi rien de
fort plaisant, aussi le fait de vouloir vite en finir pour m'en
retourner vers mes jouets à moi, dans ma chambre, cent fois plus
accueillante que ce lieu froid et plein d'inconnus a certainement dû
jouer dans l'attente durement éprouvée. Mes yeux curieux
regardaient autour de moi : les murs blancs, outre une étagère à
droite de la porte, n'avaient pour ornements que deux tableaux des
plus fades, ceux-là même évoqués plus haut ; le pot de fleurs
mauves et les carrés de couleurs. Si jusqu'alors la nature morte me
paraissait tout à fait justifiée – moi-même il m'arrivait de
dessiner des fleurs, comme n'importe quelle petite fille -, l'autre
représentation pour le moins spéculative m'a, dans les premières
secondes, laissée de marbre. Puis je me souviens avoir demandé à
ma mère, puis plus tard à mon père, pour quelles raisons peut-être
évidentes mais néanmoins obscures à ma réflexion l'auteur avait
décidé de peindre quelque chose d'aussi simple à réaliser ; ils
m'ont répondu que c'était de l'art, et qu'en terme d'art, bien
qu'ils étaient de mon avis, tout le monde ne pouvait pas penser de
la même façon et ainsi voir les choses à ma manière. Pour la
première fois de ma vie, sans doute, j'ai eu le sentiment que mes
parents ne savaient pas tout, et que ceux-ci demeuraient incapables
de m'expliquer quelque chose qui de toute évidence leur échappait
autant qu'à moi.
De
par mon jeune âge et l'ignorance intellectuelle qui en découlait,
je ne connaissais pas le sens du mot abstrait. J'ai dû l'apprendre
peu de temps après cette découverte pour le moins sans saveur.
Depuis, évoquer simplement l'abstrait me ramène à ce même
sentiment d'ennui et d'attente totalement vaine et jamais
récompensée. Je vois en l'œuvre de Mondrian le produit d'un esprit
fermé, envieux peut-être, des œuvres de plus grande qualité qu'il
ne parvenait peut-être pas à produire – évidemment, ce n'est en
aucun cas une justification acceptable voire même envisageable d'un
point de vue objectif. Il y a dans mon jugement quelque chose de plus
fort que la raison et la réflexion, de plus imposant que la
tolérance et la remise en question que les différences de goûts
m'imposent pourtant ; il n'y a rien à faire, je ne peux me
surprendre à admirer quelque chose d'aussi simple et minimal, aussi
artistique son concept peut-il demeurer. Pour me plaire l'art doit me
surprendre et m'éblouir, me ramener à un semblant de désir
refoulé, à quelque chose de profond, d'enfoui, d'interdit. Or, la
seule chose que l'œuvre de Mondrian vient évoquer au fond de moi ne
se rapporte qu'à un ennui mortel voire presque une indifférence non
réprimée. J'ai besoin de l'art pour me sentir vivre au quotidien.
J'ai besoin qu'une œuvre me donne à ressentir quelque chose qui
serait plus dur d'accès dans la réalité du quotidien. Une œuvre
d'art doit impérativement me vendre du rêve, une beauté idéale et
inaccessible de l'ordre du sublime. Elle doit me promettre un
ailleurs qui m'éblouit comme un ailleurs qui m'effraie ; un ailleurs
plein et entier qui ne laisse pas de place au doute. C'est pour ça
que l'œuvre de Mondrian n'a jusqu'alors aucun effet notable sur moi.
Pour me plaire, le rendu final d'une œuvre doit avoir l'air unique
car très réfléchi, pensé à plusieurs reprises, et travaillé à
partir d'un brouillon déjà fort élaboré.
Aussi
j'ai du mal à imaginer le brouillon de Composition en rouge,
bleu, et jaune. Rien que d'en évoquer l'idée me semble être
une démarche des plus risibles. En effet, comment supposer une
version simplifiée d'un résultat final à l'air aussi bâclé ? On
pourrait certes supposer que les couleurs ne soient venues
qu'ensuite, ultérieures à la construction des lignes et donc des
zones de remplissages formées par leurs intersections consécutives.
Seulement, et qu'on me pardonne mon insolence, remplir une case de
magenta ne relève en rien d'un exploit artistique. Le coloriage ou
remplissage, à mon sens, tout comme le tracé élémentaire, figure
parmi les bases les plus rudimentaires acquises par tous dès
l'enfance. Il m'arrive de m'attirer les foudres de certaines
personnes en ayant tenu ces propos, sans nul doute au mauvais endroit
et au mauvais moment. Les amoureux de Mondrian et de ses fameuses
compositions qui n'ont pour moi aucun intérêt sensible tendront à
prouver le contraire et ainsi la suprématie de son œuvre sur
d'autres représentations plus complexes que j'aurais justement
tendance, au contraire, à vouloir défendre dans le même but. Mais
bien que mon esprit soit plutôt ouvert et enclin à reconnaître
objectivement un statut officiel – car au fond, qui suis-je pour le
réfuter -, il m'est totalement incapable d'affirmer avec conviction
la beauté de simples lignes tracés sur un fond blanc relevé des
trois couleurs primaires qui plus est de façon partielle. La
facilité tout à fait évidente de la représentation vient
provoquer chez moi un certain dédain dont mon indifférence vient
ensuite balayer l'essentiel ; on pourrait assurément me surprendre à
regarder le tableau de haut, un sourcil levé et les bras croisés,
avant de me voir tourner les talons, dans une moue éternellement non
convaincue par tant de reconnaissance générale pour si peu de
travail et d'originalité. Car une œuvre se doit d'être originale
suivant son titre de « création », et elle doit selon
moi donner l'idée que personne d'autre avant l'artiste concerné ait
pu songer à une création du même type. Et bien que de façon
générale, on puisse sans nul doute trouver chez le travail
d'artistes antérieurs à Mondrian des similitudes avec ses
compositions cubistes, l'idée seule de tracer des lignes droites et
d'en remplir les cases me paraît être à la portée de tous et
ainsi indigne d'une telle reconnaissance artistique. En clair, sa
composition m'agace dans la mesure où face à la toile, je vois un
homme d'âge avancé et loin d'être ignare ou sans capacités,
prétendre à une certaine renommée avec un travail des plus faciles
à réaliser, dont l'idée théorique m'apparaît aussi absurde et
alambiquée que la forme finale me semble tout aussi vide et
négligée.
C'est
là une affaire d'un autre ordre mais qui demeure incompréhensible à
mes yeux. Car si la forme de l'œuvre et le choix esthétique qui la
caractérisent ne provoquent chez moi aucun effet, je suis en premier
lieu dans la possibilité d'admettre que la théorie qui donne sens à
cette géométrie cubiste tend à être plus digne d'intérêt que ce
qu'il m'est donné de voir en premier lieu. Car c'est un fait, le
néoplasticisme est plus un art de la théorie qu'un réel mouvement
du voir. D'un point de vue cette fois tout à fait neutre, il est de
mise de reconnaître qu'une série de lignes et de carrés ne donne
pas autant à voir qu'une toile baroque ou réaliste où chaque
détail même minime apporte souvent quelque chose d'essentiel à la
visée générale du tableau. Le néoplasticisme lui, donne plus à
réfléchir sur le contexte précédant le contenu, sur les raisons
de sa présence et non sur ce qu'il donne réellement à voir et à
raconter. Terme utilisé par Mondrian et Doesburg pour qualifier leur
art, il est essentiellement doté d'une connotation philosophique,
laquelle se rapporte à une théorie bien précise de l'art en tant
que tel. Cherchant à bannir toute allusion au monde matériel et
réduisant le langage visuel au stricte minimum, le néoplasticisme
se veut donc un art universel, où la couleur et la forme s'associent
pour créer un équilibre totalement étranger et distinct du monde
extérieur dans lequel il évolue. C'est ainsi que Mondrian insiste
qu'il faut « tenter de voir composition, couleur
et ligne et non la représentation comme représentation. »
Seulement c'est tout mon plaisir qui s'en trouve bafoué et l'art
hors de sa représentation n'a pour moi plus de raison d'être mis en
avant. J'admets certes que l'idée ne manque pas d'intérêt ni de
réflexion, mais le plaisir esthétique et sensoriel y perd toute
consistance et ainsi je ne puis me résoudre à considérer la
composition de Mondrian comme une œuvre dans sa globalité.
Justifier la pauvreté visuelle par une vision idéaliste d'une forme
d'art qui serait l'exemple même de stabilité m'apparaît plutôt
facile pour ne pas dire grossière ou encore mensongère ; je
n'adhère pas à la volonté de Mondrian de se servir d'un art
immatériel et sans saveur pour donner au sein de la société la
sensation d'une reconstruction et d'un équilibre sans faille - après
l'instabilité causée par les perturbations de la Première guerre
mondiale. Je peux saisir l'idée d'offrir à la population un art non
mensonger et qui tendrait à véhiculer un ordre certain, mais il me
paraît bien froid et fort primaire de n'avoir à proposer qu'une
série de formes basiques en ayant pourtant comme point de départ
une volonté aussi louable. M'est avis qu'après un malheur aussi
conséquent que celui de la guerre, lequel engendre nécessairement
celui de la mort, de la violence et de la peine, l'art devrait plutôt
permettre aux gens de rêver et de continuer à croire en une beauté
plus poétique et sentimentale face à la puissance des atrocités
qui ont tendu non sans force à la rendre fallacieuse et obsolète.
En
vérité, il est clair que je n'appartiens pas au type de public visé
par l'art de Mondrian. Pour commencer, je ne suis pas née en temps
de guerre et ai la chance de n'en avoir pas encore vécue, du moins
pas de manière proximale. Bien que certains soucis politiques et
sociaux demeurent de taille et ne seront sans doute jamais vraiment
réglés, il me semble que je suis en mesure d'affirmer vivre dans un
environnement plutôt équilibré et tout à fait supportable, tout
au moins en comparaison avec d'autres états touchés par des
malheurs plus pressants et d'un degré de gravité plus grand que
ceux dont je dois faire face au quotidien. De cette manière, il
m'est peut-être plus facile de m'adonner à la rêverie et autres
luxes de l'esprit tant qu'il n'est pas agressé directement par une
urgence de taille. Mais pour autant, il ne suffit pas à notre époque
de se sentir perdu et en quête d'équilibre pour apprécier l'art de
Mondrian et lui trouver quelque charme que je ne saisirai jamais. En
effet, il semblerait que le néoplasticisme, dans la complexité de
ses formes basiques, serait à l'image des théories que ses œuvres
véhiculent, plus apte à être reçu par un destinataire moins ancré
dans l'ostentatoire que dans la réflexion elle-même sous-entendue
par ce qui n'est pas ou en l'occurrence peu montré. Il suffit sans
doute à des individus dont l'esprit tendrait plus à être terre à
terre et dans le présent du réel que de se livrer à des envolées
chimériques et sans consistance concrète et réalisable. A moins
d'être de ceux dont l'esprit est si ouvert et dont les goûts sont
si variés qu'ils ne trouvent rien à dénigrer, il me semble que les
passionnés de l'imaginaire et de la fantaisie tels que moi ne
peuvent entendre l'œuvre de Mondrian à sa juste valeur, si tant est
qu'elle puisse réellement exister en dehors de sa visée théorique.
Le
paradoxe se poursuit et s'achève donc dans la mesure où j'ai bien
de la peine à saisir comment un concept malgré tout si réfléchi
et honorable puisse donner naissance à un rendu avec si peu de
saveur et de personnalité. Le paradoxe, éternel complication au
sein du jugement, veut que je dénigre un art qui donne à penser
alors que c'est précisément dans ma nature de vouer mes instants
perdus à de vagues et longues réflexions existentielles pour la
plupart, et parfois fort futiles pour d'autres. Je refuse
d'accueillir dans mon musée personnel une œuvre qui donne si peu à
voir en cachant sa signification derrière un esthétisme se voulant
universel mais à mon sens dénué de grâce et de beauté, alors que
l'artiste a tenté à travers ses compositions de faire adopter au
public son point de vue quant à une seule et même beauté, qui
serait unique et qui renverrait à sa réalité propre et
complètement distincte du reste. Au fond, je discrédite une
peinture qui me semble trop difficile d'accès par rapport à la
facilité de sa réalisation. La contradiction que crée cet écart
s'impose à moi comme un contre-sens de la peinture comme j'aime à
la contempler et la découvrir. J'aime ce qui est donné à voir et
non à penser. J'aime la beauté du mouvement et la complexité du
trait, l'harmonie des couleurs et la pluralité de leurs teintes, la
lumière qu'elles recréent dans une symbiose parfaite qui donnerait
plus à croire à un rayon de Soleil qu'à un coup de pinceau pur et
simple. Le paradoxe est à son apogée quand en littérature mes
attirances se tournent vers des envolées lyriques et alambiquées,
vers un assemblage de mots au vocabulaire riche et très vaste, et
aux significations masquées derrière un style des plus travaillés.
Seulement dans ce qui se donne à voir directement, à travers
l'image et la représentation graphique, j'abhorre le secret que l'on
crée pour tel. J'aime cependant que l'on me donne à trouver un
autre sens caché, à travers l'usage de symboles et de détails, au
sein d'une situation qui aurait laissé au premier abord entendre
quelque chose de tout à fait opposé. Mondrian ne m'offre rien de
tout cela. Je déteste ce qui est sans chaleur, sans richesse et ne
permettant pas l'accès vers un monde plus beau ou même plus affreux
; j'ai peur du non-sentiment, du non-dit et de l'aveu réprimé, et
en cela j'ai besoin du détail pour apprécier ce dont je peine à
m'habituer dans des limites de la réalité. L'art visuel est pour
moi une libération véritable pour ne pas exploser et laisser libre
court à des pulsions merveilleuses, malsaines et inavouées qui ne
peuvent d'un point de vue éthique que se satisfaire dans l'art. En
cela Mondrian constitue un frein à mon bien-être, et ses
compositions ne participent en rien à mon besoin d'évasion et n'ont
donc pour moi aucune autre utilité que d'être dénigrées au profit
d'œuvres à part entières ; celles-là même que j'aime, celles que
j'adore ; que je vénère.