Habituellement connu pour ses premières œuvres des années 1880, Edvard Munch tendrait pourtant plus à être considéré comme un artiste du XXe siècle, dans la mesure où la majorité de ses tableaux et autres productions artistiques ont vu le jour après 1900. Si dans les croyances populaires Le Cri demeurait l'œuvre à voir ou à découvrir lors de chacune des expositions à son sujet, il n'en est question à aucun moment durant Edvard Munch, L'oeil moderne, au centre Pompidou de Paris. Prenant comme départ le thème de la rupture artistique du peintre au début du XXe siècle, l'exposition s'axe sur sa modernité et son ouverture au monde, fruit de son inspiration nouvelle, quand on le qualifiait jusqu'ici d'artiste renfermé et solitaire, tourné vers son propre univers. Il est en réalité fortement inspiré par les scènes quotidiennes et contemporaines qu'il ramène de ses nombreux voyages et se rapproche de plus en plus des autres formes de représentation artistique que sont le cinéma et la photographie. C'est ainsi que la première salle demeurera l'unique lieu d'exposition d'œuvres antérieures à 1900 comme Le Vampire, non sans un lien direct avec le but premier de cette rétrospective. Voyons ainsi comment l'artiste s'inspirent des médias et de ses propres expériences pour assurer et renforcer le caractère unique de la modernité de ses œuvres.
Dans la première salle, des œuvres sombres de ses débuts. Des couleurs qui cohabitent avec l'obscurité des scènes représentées ; là sont les œuvres du Munch torturé et solitaire que le public reconnaît rapidement. Mais très vite le parcours s'enchaîne sur de nombreux clichés du peintre ; des photographies de ses tableaux en réalisation ou bien achevés, de lieux associés à ses souvenirs personnels, et essentiellement des autoportraits. L'idée de trace apparaît évidemment première dans ce travail que l'on pourrait qualifier « d'amateur » - Munch étant avant tout un peintre et non un photographe -, et le rapport autobiographique reliant l'artiste à ses clichés ne peut être écarté. Néanmoins, son travail photographique se justifie également à travers sa grande curiosité qu'on lui connaît mal : Munch tente à travers sa grande série d'autoportraits de faire corps avec la peinture même, en cherchant à représenter les effets de transparence que l'on retrouve dans les poses longues. Le flou ainsi que le jeu des lumières et des contrastes clair/obscur sont parfaitement notables sur un grand nombre de ses clichés et se retrouvent par ailleurs dans certains de ses tableaux que l'on découvrira durant la suite de la visite.
Non loin de cette série de photographies se trouve la projection d'un film en noir et blanc, sur un petit écran aux côtés d'une grande peinture. Le film représente l'artiste au sein de l'atmosphère urbaine de Paris, pendant un de ses voyages. Équipé d'une petite caméra amateur, le peintre capture les moments mémorables de ses visites, dont il se servira plus tard dans son travail et dont il souhaite conserver une vision parfaitement identique plus qu'un simple souvenir vague et bancale. Au même titre que la photographie dont nous avons vu qu'il s'inspirait beaucoup, Munch témoigne à travers ces cinq minutes et dix-sept secondes de tournage son besoin de conserver une trace, aussi bien à titre personnel et mémoriel qu'à titre d'inspiration et de nouveauté dans son œuvre. Parmi les images capturées : le mouvement des piétons, un tramway et d'autres paysages rapportent sa fascination pour le mouvement incessant des scènes quotidiennes et du réalisme dont elles font preuve. Le peintre tend ainsi à conserver la moindre image, le moindre effet et preuve visuelle de réalité l'ayant touché pour réussir, d'une façon ou d'une autre, à l'insérer dans son travail.
Cette nouvelle vision de l'espace optique se traduit aussi par une puissante théâtralité présente au sein de ses tableaux, laquelle est à la fois dû à une nouvelle perspective de sa part et à son intérêt pour la mise en scène au théâtre (sensiblement retrouvée dans les œuvres cinématographiques auxquelles il porte intérêt.) En effet, le traitement de l'espace devient tout à fait singulier dans la mesure où une ou deux lignes de force augmente la perspective générale de la scène et renforce le mouvement. Les personnages sont ainsi mis le plus en avant possible, intensifiant ainsi la relation entre le tableau et le spectateur : la distance entre les deux est réduite au minimum afin de faciliter l'empathie émotionnelle. Cette théâtralité dans la disposition de la scène et des personnages se retrouvent dans nombre de ses tableaux, notamment celui à droite de l'écran de projection où le Cheval au galop semble prêt à sortir de la toile et à se confondre avec notre propre espace, de façon à ne former plus qu'une seule réalité ; on pourrait presque dire que le spectateur participe involontairement et même de façon contrainte à la scène représentée. Se rattache aussi à cet aspect la culture du rayonnement, lui permettant de peindre les ombres et les vibrations colorées qu'elles dégagent afin de voir à travers même le corps opaque – la Nuit étoilée et Le Soleil en sont les principaux exemples. L'on retrouve dans la dimension de ces tableaux les effets de relief et le réalisme poignant de la trivialité des scènes auparavant photographiées et filmées par ses soins.
Autre aspect notable et plus éloigné des médias que les points précédents : l'obsession de l'auteur pour la répétition et son désir d'emmener le spectateur toujours plus loin, vers un jour nouveau et une modernité inédite. Son obsession pour le sujet se retrouve à travers sa série de tableau de la Femme en pleurs, scène qu'il reproduit également sous la forme d'une petite sculpture, forme artistique qu'on lui sait plutôt rare. Ceci fait écho à son désir de revivre une première sensation tout comme à celui de présenter quelque chose de connu sous un nouvel aspect. C'est ce qui m'a personnellement le plus marquée sensiblement parlant : une des premières œuvres de l'exposition, Le Vampire de 1893, énoncée en début de propos, est reprise par le peintre entre 1916 et 1918 ; les personnages centraux restent les mêmes mais leur environnement est modifié. L'obscurité de nature sombre et inquiétante est écartée au profit d'un paysage de forêt plus ou moins clair et coloré. La dimension déjà effrayante de la première version est à présent redoublée par son aspect réaliste de scène se déroulant en plein jour, ou bien selon les avis, écartée au profit d'une signification plus tendre d'une scène amoureuse empreinte de romantisme et d'érotisme. Seul Munch, à vrai dire, serait apte à pouvoir clairement en juger. Dans tous les cas, il apparaît clairement que la modernité de son œuvre soit déjà bien présente durant ses débuts ; elle serait simplement moins évidente au premier coup d’œil.
Ce serait donc loin du Cri et des autres peintures du XIXe siècle que Munch ferait preuve de son talent en matière d'avant-gardisme. C'est à travers l'utilisation majeure des procédés du cinéma et de la photographie que le peintre montre sa modernité et son originalité. C'est en exposant ses inspirations diverses et ses expériences personnelles mémorielles, sensorielles et physiques que Munch tend à demeurer l'un des peintres les plus représentatifs de son époque. En effet, un dernier détail gagnerait à être précisé afin de souligner notre conclusion : ses troubles de la vision donnent naissance à des représentations picturales de son regard, de lui-même se regardant regarder, lesquelles se trouvent être fortement empreintes d'une étrangeté que l'on peut rapprocher de ses premières œuvres présentes dans la première salle de l'exposition. Cette interférence du bizarre et du nouveau apportent ainsi à cette œuvre une modernité sans égale et fait ainsi écho à la touche personnelle de l'artiste dans le restant de son travail : l'œil est étrange, flou, et presque méconnaissable : c'est la vision de l'artiste qui apparaît alors comme unique et tout à fait personnelle. Le titre de l'exposition y fait d'ailleurs fortement allusion ; Edvard Munch n'est pas qu'un artiste à l'œil sensible, c'est un peintre à « l'œil moderne. »
Edvard Munch, L'oeil moderne, au Centre Pompidou jusqu'au 23 janvier 2012.
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